Le 25 mai 1987, The Cure sort un double album très attendu, « Kiss Me Kiss me Kiss Me » qui révèle l’incroyable richesse créative de Robert Smith et ses acolytes.
Aucun album de The Cure n’a été attendu avec autant d’impatience que « Kiss Me Kiss me Kiss Me« . Il est vrai que pour la première fois, le groupe de Robert Smith a dû faire patienter ses fans pendant deux ans, alors qu’il les avait habitué jusqu’alors à livrer un album par an.
Mais en 1986, le groupe le plus mal coiffé de l’histoire du rock marque une petite pause discographique. Il fête son dixième anniversaire, qui vient à point nommé après le succès de l’album « The Head on the Door » (1985) qui a définitivement élargi l’audience du groupe, notamment en France.
Profitant tant de son succès nouveau que de l’anniversaire, le groupe édite une compilation de singles sur disque (« Standing on the beach« ) et de clips sur cassette vidéo (« Staring at the sea« ). Il réédite également le single « Boys don’t cry » remixé et accompagné d’un clip flambant neuf puis procède à une tournée dans le sud de l’Europe immortalisée par le tournage du film de Tim Pope « The Cure in Orange« .
Fin 1986, le groupe prend la direction de Corens, dans le sud de la France, pour occuper les studios du château de Miraval – celui-là même où Pink Floyd a enregistré « The Wall » en 1980. De plus en plus attendu, ce nouvel album nourrit parmi les fans toutes sortes de supputations sur son contenu et sa qualité : A quoi s’attendre ? Le succès inédit rencontré par le groupe ne va-t-il pas éroder la créativité de son leader Robert Smith ? Celui-ci va-t-il céder à la tentation d’un nouvel album pop pour assurer les ventes ? Ou au contraire sortir un nouveau « Pornography » que cite fréquemment comme album référence du groupe Robert Smith dans ses interviews ?
Les musiciens s’installent au château avec épouses et petites amies pour un vase clos qui prendra pas moins de deux mois et demi. Robert Smith a conservé le même line-up, ce qui est assez rare dans l’histoire du groupe : Simon Gallup à la basse, Lol Tolhurst aux claviers, Porl Thompson aux guitares et Boris Williams à la batterie. Le son est également confié à un habitué, le fidèle Dave Allen qui produit tous les albums du groupe depuis quatre ans.
Pour faire patienter son monde, tout en évitant d’être oublié, le groupe lâche un premier inédit en septembre : une minute de fraicheur pop qui semble provenir de « The Head on the door » et qui sert de générique à l’émission de la TV française « Les Enfants du Rock« . On ignore encore que ce bout de musique deviendra le tube « Just Like heaven« .
Lorsque le groupe quitte les studios Miraval en novembre, on apprend qu’il a enregistré plus de vingt morceaux et qu’il songe sérieusement à sortir un double album. Dix-huit morceaux finalement prendront place sur « Kiss Me Kiss Me Kiss Me » arrivé dans les bacs le 25 mai 1987.
Un mois plus tôt, le groupe sort son premier single extrait de l’album. « Why can’t I be you ? » est un morceau déroutant que les fans découvrent mi-amusés mi-horrifiés. Il s’agit d’une sorte de funk accéléré et copieusement cuivré porté par un clip auto-parodique. The Cure est méconnaissable et le single provoque une grosse inquiétude. Le groupe aurait-il choisi une voie résolument dance ?
Mais l’album, dont le contenu est resté top-secret jusqu’à sa sortie, va rassurer les fans. Mieux, il va les ravir au-delà des espérances les plus optimistes.
D’entrée, deux coups de basses très lourds cognent au coeur. Une musique dantesque porte un long solo de guitare hendrixien à la suite de quoi Robert Smith entonne un chant plaintif qui rappelle les atmosphères de « Pornography« .
Immédiatement après, « Catch » apporte un sentiment de douceur où le chant paresseux de Smith accompagne un violon sur une mélodie légère et douillette. La chanson semble avoir été posée là, juste après « The Kiss » pour indiquer à l’auditeur qu’il doit s’attendre, tout au long de l’album, à un changement brusque d’un morceau l’autre.
C’est ce qui fait la particularité de « Kiss Me Kiss Me Kiss Me« . Au lieu de se conformer à un son et une unité d’ensemble, l’album passe d’une atmosphère à l’autre, revisite des ambiances passées en leur donnant un souffle nouveau et une modernité habilement maîtrisée. Jamais le groupe n’a été aussi fort techniquement, aussi sûr de son art, et jamais Robert Smith n’a aussi bien chanté.
Aucun des dix-huit morceaux n’est anecdotique. Chacun apporte sa contribution à la richesse du double album. On passe de la pop la plus légère aux ambiances les plus sombres ou mélancoliques en passant par des sonorités rarement explorées jusqu’alors par le groupe.
« Just like heaven » est un morceau phare de l’album. Il sortira rapidement en single (de préférence à « Catch » qui était envisagé de prime abord). Reconnu aujourd’hui comme la chanson Cure par excellence, l’ancien générique des Enfants du Rock trace sur l’album une veine pop où se glissent le très soyeux « Catch« , le tout aussi léger « The perfect girl« , ou encore l’étonnant « How beautiful you are« , un morceau qui semble mal foutu au premier abord et qui devient très entêtant par la suite. Fidèle à la littérature française (et après la référence à Camus des débuts), Smith y reprend un texte de Baudelaire, « Les yeux des pauvres » où un homme découvre le mépris de sa belle pour une famille de pauvres qui l’admirent.
Tout aussi pop mais plus mélancoliques « One more time » et « A thousand hours » prétendent revenir aux sensations de la période 1980-1981, mais peut-être préparent-elles le terrain du futur album qui sortira deux ans plus tard.
Pour les aspects plus sombres, après le coup de tonnerre de « The Kiss » en ouverture, le groupe propose le bien nommé « Torture« , le brillant « All I want » ou le violent « Shiver and shake« .
Plus surprenant sont les expériences rythm’n’blues sautillantes et cuivrées tentées avec « Why can’t I be you ? » mais aussi le très festif « Hey You ! » et le tout aussi chic « Hot hot hot !!! » où le groupe fait preuve d’une certaine aisance dans un univers jusqu’alors étranger.
Enfin, le groupe expérimente également de nouvelles ambiances avec « If Only Tonight We Could Sleep« , « The Snakepit« , « Icing Sugar« , « Like Cockatoos » et l’étonnant « Fight » qui clôture l’album à la façon d’un chant révolutionnaire.
L’exceptionnelle variété de « Kiss Me Kiss Me Kiss Me » impose The Cure comme le groupe le plus créatif des années 1980. Dans les médias, il met à mal la concurrence estampillée new wave que constitue U2, au style efficace mais redondant, et Depeche Mode, dont le meilleur viendra beaucoup plus tard. En fait, seul Prince, qui a sorti le touffu « Sign O’The Times » la même année, a fait preuve d’une palette aussi diversifiée.
Contrairement aux autres albums de The Cure, « Kiss Me Kiss Me Kiss Me » est une oeuvre collective. Dès l’entame du projet, Robert Smith avait décidé de ne plus rester seul maître à bord et avait demandé à ses acolytes de proposer des compositions.
En outre, on peut penser que tout le travail rétrospectif réalisé par Robert Smith durant l’année 1986 lui a donné le goût de la diversité. Réécouter les différentes productions du groupe depuis dix ans est certainement l’élément qui contribué à l’éclectisme de « Kiss Me Kiss Me Kiss Me« .